Les veines du monde sont pleines de câbles
- Pascal Ivanez

- il y a 2 jours
- 9 min de lecture
Franchement, faut pas se mentir.
Tout ce qu’on entend sur les économies d’eau, les gestes écologiques, les bons comportements…
ça finit par ressembler à une blague quand tu regardes ce qu’il se passe derrière les écrans.
On nous dit qu’on doit économiser l’eau.
Qu’on doit faire attention.
Que chaque goutte compte.
Mais pendant qu’on ferme le robinet pour se donner bonne conscience,
des millions de litres d’eau s’évaporent chaque jour dans les entrailles brûlantes des data centers.
On parle de sobriété, de responsabilité,
mais les serveurs du monde tournent sans jamais dormir.
Des hangars entiers remplis de machines, refroidies par l’eau qu’on dit si précieuse.
Des océans engloutis pour que le flux numérique ne s’interrompe pas une seule seconde.
Tout est là, dans ce paradoxe.
On demande à chacun d’être vertueux, pendant que les géants du numérique se goinfrent d’énergie,
juste pour qu’une photo s’affiche plus vite,
pour qu’un message s’envoie plus loin,
pour qu’une intelligence artificielle réponde en trois secondes.
On nous a vendu le numérique comme une révolution propre.
Un monde léger, immatériel, sans trace.
Mais le cloud, ce n’est pas un nuage.
C’est une usine invisible, qui avale des tonnes d’électricité et recrache de la chaleur.
Un monstre dissimulé sous des slogans “verts” et des promesses de progrès.
On croit se libérer des contraintes du monde matériel,
mais on a simplement déplacé la pollution derrière des murs et des câbles.
Tout ce qu’on croit effacer d’un clic reste quelque part,
stocké, sauvegardé, répliqué, refroidi.
La mémoire numérique se nourrit de la chair du monde.
Et pendant ce temps-là, les réseaux débordent de discours écologiques.
Des “sauveurs du climat” qui t’envoient trois newsletters par semaine,
des influenceurs “verts” qui diffusent à longueur de journée des vidéos sur la décroissance,
avec des hashtags bien calibrés et des campagnes sponsorisées par la 5G.
Ils parlent de sobriété énergétique depuis leurs smartphones dernier cri,
ils prêchent la modération à coups de gigaoctets.
C’est l’écologie version Wi-Fi : sauver le monde en HD,
en faisant tourner encore plus de serveurs pour porter la bonne parole.
Un paradoxe triste, presque comique.
Le vivant contre la machine
L’eau, c’est la mémoire du vivant.
C’est ce qui relie, ce qui traverse, ce qui fait circuler la vie.
Mais on la détourne pour refroidir des processeurs.
On la brûle pour maintenir en vie des machines.
Et dans cette inversion des flux, on peut sentir un glissement :
le vivant se vide, le virtuel se gorge.
Chaque goutte aspirée pour maintenir un serveur en vie,
c’est un peu de la Terre qu’on sacrifie à la vitesse,
au besoin de tout comprendre, de tout archiver, de tout savoir tout de suite.
Et l’humanité s’y perd, happée par ses propres réseaux,
déconnectée de ce qu’elle prétend défendre.
Alors on cherche des solutions.
On parle d’énergies vertes, d’optimisation, de recyclage.
On promet que la technologie finira par s’auto-réguler,
que l’intelligence artificielle servira la planète au lieu de la vider.
Mais tout cela prend du temps.
Des décennies, parfois un siècle,
avant que la Terre guérisse un peu des cicatrices qu’on lui inflige chaque jour.
Les efforts d’aujourd’hui, aussi sincères soient-ils,
ne seront visibles que bien après nous.
Et pendant ce temps, la machine continue de tourner.
Elle consomme, elle s’étend, elle apprend, elle réclame plus encore.
Chaque solution devient un nouveau marché,
chaque promesse une excuse pour retarder le moment de ralentir.
On cherche à sauver un monde qu’on continue d’abîmer à la même vitesse.
On développe, on innove, on compense,
mais au fond, rien ne s’arrête.
Et l’eau, pendant ce temps, s’évapore dans les entrailles de nos serveurs.
Le prix du progrès
Le progrès a toujours eu un prix,
mais cette fois, on dirait qu’on a signé sans lire le contrat.
On voulait la vitesse, la connexion, la performance.
On voulait parler à la Terre entière,
voir, entendre, partager en un clic.
Et maintenant que tout est là — instantané, accessible, permanent —
on découvre l’envers du décor :
le progrès n’a pas de frein.
Il avance quoi qu’il en coûte,
même si ce coût, c’est la Terre elle-même.
On se bat pour sauver la planète avec les armes mêmes qui la détruisent.
On invente des IA pour prévoir les catastrophes climatiques,
en brûlant de l’énergie pour les entraîner.
On crée des plateformes pour sensibiliser les foules,
en saturant les réseaux de vidéos énergivores.
C’est un cercle sans issue,
un feu qui prétend s’éteindre en se nourrissant de lui-même.
Personne ne veut vraiment voir ce qu’il y a derrière l’écran.
On aime croire que c’est magique, que tout se fait ailleurs,
dans des nuages propres, dans des câbles silencieux.
Mais derrière chaque requête,
il y a des machines qui chauffent,
des turbines qui tournent,
des nappes d’eau qui se vident.
Ce n’est pas la technologie qui est mauvaise.
C’est la manière dont on s’y abandonne.
On a fait du virtuel un refuge,
et il nous dévore doucement, sans bruit.
Les data centers deviennent des temples modernes,
les algorithmes des prêtres invisibles,
et nous, on offre notre attention, notre temps, notre eau,
comme des fidèles hypnotisés par la lumière bleue.
L’eau s’évapore, les terres s’assèchent, les glaciers se retirent.
Et nous, on continue d’envoyer des mails,
de scroller, de liker, de partager des pétitions écologiques sur Instagram.
On fait comme si tout allait bien,
comme si l’écran nous protégeait de la soif du monde.
Mais tout ça ne tiendra qu’un temps.
Un jour, peut-être, la Terre réclamera son dû.
Et quand la machine s’arrêtera faute de courant,
il ne restera que le silence — et la chaleur des serveurs éteints.
Alors on se regardera peut-être vraiment dans les yeux,
sans pixels, sans filtres, sans artifices.
Et on se demandera comment on a pu croire qu’on pouvait sauver la vie
en oubliant de la vivre.
Les chercheurs de lumière au milieu des circuits
Heureusement, il reste encore des poches de conscience dans tout ce vacarme.
Des ingénieurs, des scientifiques, des entreprises,
qui refusent que le progrès soit synonyme de dévastation.
Ils travaillent dans l’ombre, loin du marketing vert fluo,
à repenser ce que pourrait être une technologie plus humble,
plus respectueuse du rythme du vivant.
Certaines entreprises construisent déjà des data centers sous-marins,
immergés dans les profondeurs froides de l’océan,
pour utiliser la température naturelle de l’eau comme système de refroidissement.
C’est le cas de Microsoft, avec son projet Natick,
un cylindre d’acier abritant des serveurs, posé au fond de la mer.
Moins d’énergie, moins d’eau, moins de bruit — une respiration différente, presque organique.
Mais même là, rien n’est vraiment neutre.
Sous la surface, la chaleur des serveurs finit par se diffuser,
réchauffant l’eau alentour, troublant l’équilibre fragile de la vie marine.
La capsule, malgré ses protections, s’use, se corrode lentement.
Les métaux, les alliages, les champs électromagnétiques s’échappent dans le silence du grand bleu.
Les poissons changent de route, les micro-organismes se dérèglent,
et la mer, elle aussi, porte la mémoire de notre progrès.
Les serveurs produisent des vibrations et un champ électromagnétique permanent.
À faible intensité, oui, mais suffisant pour déranger la faune marine,
notamment les poissons et les mammifères qui utilisent l’écho ou les champs magnétiques pour se repérer.
Les sons artificiels et continus peuvent désorienter ou faire fuir certaines espèces.
Ces structures ne sont pas éternelles : il faut les remonter, les réparer, les recycler.
Chaque phase de maintenance demande des moyens lourds — navires, carburant, grue, logistique — ce qui annule une partie des économies d’énergie réalisées.
On déplace la pollution au lieu de la résoudre.
On refroidit la Terre en chauffant les océans.
On parle d’écologie numérique, mais on enterre nos machines dans le ventre du monde.
Et le paradoxe continue de tourner, comme un courant invisible :
ce qu’on appelle innovation, la nature l’appelle déséquilibre.
D’autres misent sur la récupération de chaleur :
les serveurs chauffent, alors pourquoi ne pas en faire quelque chose ?
À Paris, par exemple, certaines piscines publiques sont chauffées grâce à la chaleur des data centers voisins.
L’énergie qu’on pensait perdue devient circulation, recyclage, mouvement.
Une forme d’alchimie moderne.

Il y a aussi ceux qui cherchent à verdir l’énergie numérique :
utiliser les énergies renouvelables pour alimenter les infrastructures.
Google et Apple ont promis de fonctionner à 100 % avec de l’électricité verte d’ici quelques années.
Promesse marketing ou vraie mutation ?
Le temps le dira.
Mais au moins, la direction est tracée.
Et dans des laboratoires discrets,
d’autres explorent les serveurs biologiques, faits de molécules d’ADN,
capables de stocker des milliers de fois plus d’informations dans une goutte de liquide
que nos disques durs dans des hangars entiers.
Une technologie encore balbutiante, mais qui rappelle,
ironiquement, que le futur de la mémoire pourrait redevenir vivant.
Le problème, c’est que tout ça avance lentement.
Les solutions existent, mais les mettre en place demande des années,
des moyens colossaux, et surtout un changement de mentalité.
Et pendant qu’on cherche, pendant qu’on expérimente,
le monde continue de s’assécher.
Les grandes révolutions écologiques n’ont jamais été rapides.
Elles naissent souvent dans la marge, dans le silence,
portées par des gens qui bricolent, testent, persistent.
Et pendant que les multinationales s’affichent en vert pour rassurer leurs clients,
des ingénieurs épuisés, des chercheurs têtus, des rêveurs obstinés
essaient de trouver une voie pour que la machine respire sans avaler la Terre.
C’est une course à double vitesse :
celle du système qui dévore, et celle, plus lente, du vivant qui résiste.
Et on ne sait pas encore laquelle gagnera.
Au fond, il y a toujours eu ça : des êtres qui cherchent à réparer, pendant que d’autres détruisent.
Ceux qui rêvent encore d’une harmonie entre la main et la matière, entre le souffle et la machine.
Des ingénieurs qui parlent aux circuits comme à des arbres.
Des scientifiques qui écoutent le murmure de la Terre à travers leurs équations.
Des rêveurs qui croient que la technologie peut devenir une alliée du vivant,
qu’elle peut servir la conscience au lieu de la consommer.
Ce n’est pas grand-chose, mais c’est là.
Des courants minuscules qui parcourent la surface du monde,
comme des veines d’or dans la roche.
Des idées qui semblent folles aujourd’hui,
mais qui, dans dix ou vingt ans, pourraient sauver des océans entiers.
Le paradoxe reste entier :
on cherche des solutions à l’intérieur même du problème.
On creuse la lumière dans la machine.
On prie pour que la technologie qui nous épuise devienne celle qui nous sauve.
Et peut-être que quelque part, c’est déjà en train de se faire,
parce qu’il y a encore des consciences qui refusent de céder au cynisme,
des cœurs qui veulent que la Terre et le futur respirent ensemble.
Mais ces réparations ne se verront pas demain.
Elles s’inscrivent dans un temps long, celui de la patience, de la maturation, du vivant.
On cherche des remèdes dans des laboratoires,
alors que les véritables racines de la guérison sont dans la conscience collective.
C’est là que tout se joue :
dans la manière dont on regarde, dont on consomme, dont on se relie.
Et moi, pendant que j’écris tout ça,
je réalise que pour le partager,
pour que d’autres le lisent, le commentent, le fassent tourner…
j’utilise à mon tour de l’eau, de l’électricité, des serveurs.
J’alimente la même machine que je questionne.
Le serpent se mord la queue.
La boucle continue de tourner.
Et peut-être que la vraie écologie commence justement là :
dans cette lucidité.
Savoir qu’on participe, même en résistant.
Savoir qu’on brûle un peu de ce qu’on voudrait sauver.
Parce qu’à la fin, c’est ça, l’époque :
un monde qui s’assèche en parlant d’eau,
qui s’éteint en cherchant la lumière,
et qui continue d’espérer, malgré tout,
qu’un jour, quelqu’un trouvera comment rallumer le feu sans brûler la Terre.
L’autre jour, j’ai eu un rendez-vous en présentiel pour signer une convention de divorce.
Présentiel, tu parles…
On était là, face à face, à parler de la fin d’une histoire humaine,et la signature s’est faite numériquement.
Un clic, une validation, un fichier envoyé.
Même pour sceller une séparation, il faut passer par la machine.
Le lien humain rompu, enregistré dans un serveur quelque part.
Le symbole est fort : on se quitte à travers un écran, même quand on est dans la même pièce.
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Et pour aller plus loin
Une fois qu’on sait tout ça, qu’on a vu les dessous, les paradoxes, les illusions…
qu’est-ce qu’on en fait ?
On ne peut pas tout éteindre, on ne peut pas revenir en arrière.
Le monde est tissé dans cette toile de données, de connexions, de flux.
Même ceux qui la critiquent en font partie.
C’est devenu une extension du vivant — difforme, artificielle, mais vivante quand même.
Mais quelque chose change, lentement.
Pas dans la technologie — dans le champ.
Chaque fois qu’une conscience s’éveille,
qu’un humain regarde autrement,
le réseau vibre autrement.
Ce n’est pas visible, mais c’est réel.
Ce champ invisible nous relie, au-delà des machines.
Celui que les anciens appelaient l’esprit du monde,
et que les physiciens nomment aujourd’hui champ informationnel.
Quand on prend conscience,
on cesse d’alimenter la machine de la même façon.
On y met de la mesure, de l’attention, une autre fréquence.
Et ça, le champ le ressent.
Le numérique ne crée rien de neuf —
il amplifie ce qu’on y dépose.
Et c’est dans ce collectif silencieux,
dans ces consciences qui changent leur vibration sans bruit,
que commence la vraie métamorphose du monde.


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